2ème Etage

Kessel suit Julgig de près. Celui-ci lui fait traverser les rayons bourrés d'encyclopédies diverses et variées, des plus vieilles aux plus récentes, des plus volumineuses aux simples dictionnaires. Au bout de la salle se trouve une porte gardée. Julgig, connu, n'a même pas besoin de présenter de laisser-passé. Il s'engouffre dans une seconde partie réservée aux bureaux de l'administration de la bibliothèque. Après quelques mètres, il s'arrête devant une porte de bois massif et frappe.
"Qui est-ce ?!", tonne une voix.

"Herr Julgig.
- Julgig ?! Je vous ai dit que je ne voulait plus vous voir !! Allez-vous en !
- Ouvrez cette porte !! Je voudrais consulter les registres du personnel !!"

Le directeur ne répond pas. La porte ne s'ouvre pas plus.

Kessel chuchote à l'oreille de Julgig : "S'il n'ouvre pas, il y passe... ne me forcez pas..."

Otmar fouille dans sa trousse après un couteau. Se tenant derrière son contact chargée de la visite, le taxidermiste est à deux doigts d'enfoncer la porte avec son pied et de lancer le poignard entre les yeux du directeur qui se cache derrière cette porte.

Otmar attrape entre ses doigt un couteau à incision dont on se sert pour ouvrir délicatement les peaux des animaux sans les abimer. Julgig continue de frapper à la porte.

"OUVREZ !! OU VOUS LE REGRETTREZ !!"

Il murmure à Otmar: "Hors de question de faire couler le sang ici, nous sommes peut-être puissants en ces lieux, mais nous ne pouvons pas faire tout et n'importe quoi !"

Remue ménage à l'intérieur. On range des affaires. La porte finit par s'ouvrir, le verrou claquant dans la porte. La tête du directeur, un gros plein de soupe, petites lunettes rondes, pas un cheveux sur la tête, apparait.

"Qu'est-ce que vous voulez, bon sang ?!"

Son regard s'arrête sur Otmar, la main dans son sac, interrogateur.

L'homme finit par ouvrir. La main d'Otmar reste dans le sac... il lâche alors ce qu'il tenait entre ses doigts : le couteau retombe dans le fond du sac.

* Julgig, vermine... voilà pourquoi Thulée ne te confie pas plus de responsabilités : tu es doué de raison, mais tu es paralysé quand il faut passer à l'action. *

"Jürgen Heinz, Monsieur le Directeur."

Otmar sort la main de son sac pour saluer le gros lard.

"Je suis envoyé par la gouvernance pour dactylographier les archives des batiments étatiques. Nous avons émis l'hypothèse que vos plus vieux fichiers administratifs sont manuscrits. On m'envoie pour évaluer le nombre de documents et de pages à retravailler."

Kessel tousse et force l'entrée dans le bureau.

"Merci de votre collaboration."

"Euh..."

Le gros bonhomme poussé en arrière reste interloqué. Sa colère est stopée nette par l'initiative osée de Kessel. Il blêmit, et s'empourpre à nouveau, de gêne cette fois-çi.
Tandis qu'Otmar se dirige vers les étagères du fond de la pièce, derrière le bureau, où se trouvent divers registres numérotés, le Directeur regarde Julgig, comme s'il s'attendait à recevoir des explications que le Thuléen ne semble pas donner. En effet, ce dernier reste impassible, et observe Otmar travailler.

"Faites... Faites..." Poursuit-il à mi-voix.

Puis, il rejoint timidement Otmar, se pincant les doigts avec agacement.

"Vous désiriez voir quels genres de documents administratifs ?"

Remarquant que l'homme dans son dos attendait des explications via Julgig, Kessel dit alors toujours en fouillant :

"J'ai demandé à Herr Julgig de m'aider dans mon travail. Comme vous aurez pu le remarquer, mon français est loin d'être parfait. Mes instructions sont claires, les documents doivent être dactylographiés, et dans un souci de respect de votre grammaire, j'ai besoin que l'on m'assiste."

Toussant après avoir remué quelques paprasses poussérieuses, Kessel répond alors au Directeur :

"Nous allons commencer par les documents les plus fragiles, les plus anciens... pour tester notre processus, donnez-moi un vieil original pas trop long..." Il tapote sur son menton "... le registre du personnel, la liste des Directeurs, des archivistes, etc... Cela fera l'affaire."

La respiration du bonhomme s'échauffe. Il est pitoyable, trop serré dans sa chemise blanche sur pantalon gris à bretelles. Il s'approche des étagères.

"J'ai... J'ai..."

Il s'essouffle en se dressant sur la pointe des pieds. Tout en haut à gauche: un registre plus délavé que les autres.

"Les plus anciens dans ce bureaux sont ceux-çi..."

Il en tire un petit dossier qu'il ouvre sur son bureau. Il tourne délicatement quelques feuilles volantes et en sort une, correctement rédigée. Il la tend à Kessel, sans la lui donner.

"Voilà. Par contre, je n'ai pas de machine à écrire dans mon bureau. Vous allez surement vouloir les emporter ?"

Kessel prend la feuille avec des pincettes, soulignant à son interlocuteur le manque de finesse dont il fait preuve pour manipuler le dit-document.

"Cela ne sert à rien si vous me remettez un document en lambeaux, Herr Direktor. Glissez cette feuille de façon dé-li-ca-te dans son dossier. Comprenez que je ne peux pas faire chaque jour un aller-retour pour une malheureuse feuille. Si le Reich peut apprendre à la France ce qu'est la productivité, vous serez gagnant... et nous aussi."

Il tousse, faisant mine d'être gêné par la poussière du dossier :

"Nous avons une armée de machines à écrire dans nos bâtiments administratifs. La fragilité de vos archives nous interdit un envoi par la Poste. Rappelez que ce travail de notre régime est profitable à votre activité. Soyez réactif et coopératif : vous serez récompensés avec Herr Julgig."

Le ton autoritaire qu'emploie Kessel fait s'empourprer le directeur: il se sent soumis et honteux de l'être. Pour ne pas paraitre plus idiot qu'il n'en a déjà l'air, il semble faire fonctionner ses méninges.

"Euh... Des machines ? Vous voulez des machines à écrire, ici ? Ou... Ou des camions ? Vous avez besoin de camions de transports personnels ?"

Il se vend à l'ennemi, comme la majorité parisienne.

Kessel commence à perdre patiente.

"Monsieur, comment croyez-vous que la rénovation de vos archives se fera-t-elle ? A grand coup de machines à café !!!"

Il tape du plat de la main sur le bureau, faisant tomber un gobelet de crayons de bois.

"Je ne compte pas revenir les mains vides devant ma hiérarchie. Le Reich prend en main le destin de la culture Française, soyez-en réjoui ! Nous vous offrons notre savoir-faire pour garder vos archives en vie. Je n'attends de Merci : je vous demande de me donner sur le champ ce dossier, et également de me préparer l'ensemble de vos archives les plus anciennes d'ici ma prochaine venue."

Le taxidermiste s'approche de l'homme, menaçant. Il veut arracher le dossier des mains de ce trouillard.

"Des machines à écrire dans le Kultur Zentrum ! Des secrétaires vont dactylographier les précieux documents ! Les originaux seront envoyés à Berlin ! Les documents proprement et fraîchement émis vous seront rendus et classés !" lui crie-t-il dans les oreilles.

"Si l'ensemble des archives nécessite l'arrivée de camions pour les transporter, faites passer le message à Herr Julgig qui me contactera..."

Kessel tourne les talons. S'il a le dossier en mains, il sort, le menton très haut et le corps raide.

Il l'a. Mais la vive emportée du Soldat de l'Obédience a quelque peu eu un effet indésirable. Le directeur aurait peut-être dû être appeuré par la réaction de l'allemand, au lieu de cela, il le regardait maintenant avec un drôle d'oeil, comme si il le prennait pour un fou.

Julgig prit la parole avant de suivre Kessel: "J'attend un mot de votre part dans mon bureau."

Puis la porte de bois se referma sur le bureau du directeur.

[Entrée de Kessel]

Kessel tape à la porte du bureau. Une petite plaquette, récement clouée suite aux derniers évènements, signale : "Friedrich Julgig - Directeur de la Bibliothèque Nationale de Paris". La voix de son collaborateur lui répond:

"Entrez !"

La pièce a légèrement changée: la bibliothèque du fond n'y est plus. À la place se tient un très beau tableau représentant le sacre d'un roi de France. Julgig sourit lorsqu'il lève le regard sur Otmar. Il l'invite à s'asseoir sur un siège, et ouvre un petit bar, à coté du bureau.

"Vous boirez bien quelque chose, en l'honneur de ma promotion ?!"

Otmar accepte, et en attendant le verre, s'asseoit. Julgig continue de parler le dos tourné.

"Des membres du personnel, plusieurs ont été reconnus comme étant membre de la Franc-Maçonnerie. Cette bande de terroriste qui cherche à contrer nos projets d'héritage."

On entend le tintement du goulot de la bouteille d'alcool sur le verre.

"Je pense qu'un interrogatoire poussée de ces personnes vous donnerait un peu plus d'information. Des informations que vous recherchez, en plus."

Il se retourne et tend à Otmar un verre dont le liquide est teinté de rouge.

"Tenez, goûtez-moi ça ! C'est du Kir... Crême de Cassis et Bourgogne Aligoté. Délicieux !! J'en tiens d'un ami bourgon..."

Julgig s'asseoit lui-même dans son nouveau fauteuil. L'expression qui s'affiche alors sur son visage dévoile tout le confort que procure le siège.

"Et il y a encore autre chose, mais... Permettez ?"

Il se met à boire une gorgée de son propre verre de Kir. La gorgée semble interminablement longue...

Kessel observe la robe de son kir à travers la lumière du jour. La finesse des bulles confirmait la qualité de ce beuvrage bourgignon.

"Autre chose ? Du foie gras peut-être..." plaisante-t-il.

Julgig manque de s'étouffer dans son verre de Kir suite à la plaisanterie. Il en sort un sourire orné d'une moustache mousseuse, et s'essuie brievement avec un mouchoir tiré de sa poche.

"Hum, excusez-moi..."

Replacant le bout de tissu violet à sa place dans son gilet, il continue.

"Oui, euh... Nous supposons qu'il y ait une cavité, sous l'aile droite du bâtiment. Le sol sonne creux par endroits. J'en ai fait un rapport à ma hierarchie. Nous allons engager des travaux. Je vous tiendrait au courant..."

"Cavité, cave... Espérons qu'il y ait autre chose que du vin..."

Kessel finit son kir d'un trait : "Gardez ce chantier sous surveillance. Il ne faudrait pas ouvrir la porte à nos ennemis. Quand les cloisons sont abattues, demandez à ce qu'on évite de bouger trop de choses dans les creux de l'aile droite."

"Sous mes soins, tout est toujours fait avec précaution. C'est un de mes principes de base."

Julgig donne une pichenette dans son verre vide. Le tintement résonne timidement dans le silence qui s'est installé.

"Quant-à vous, j'espère que vous arriverez à soutirer de plus amples informations de ces renégats. J'ai l'intuition que la clé de votre enquête se trouve là-bas."

C'est donc aussi avec le plus grand soin que certains ex-employés vont subir un interrogatoire...

"Où est votre... personnel ?"

Kessel repose son verre vide : l'heure de la torture approche.

Il affiche soudainement un regard surpris.

"Oh ? Vous ne saviez pas ? Excusez-moi, je pensais qu'au contraire, vous étiez au courant..."

Derrière son bureau, il ouvre un tiroir et entreprend une recherche active. À demi plié, il ressemble à une fouine. Il extripe au monstre de bois une petite note.

"Voââlà ! Elle était rudemend rangée cette petite friponne."

Il tend la feuille de papier à son collègue qui peut ainsi la lire tranquillement. QG de la Gestapo, 93 rue Lauriston, Paris.

"Vous pouvez conserver l'adresse, je n'en ai pas l'utilité, puisque je vais ré-embaucher la totalité du personnel d'ici peu. Pour l'instant il n'y a que des soldats du Reich ici. Et je tiens que l'accès au savoir pour la population parisienne soit conservée."